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De cendres et de ruines : les adieux au Haut-Karabakh

De cendres et de ruines : les adieux au Haut-Karabakh

Reportage

Par , notre envoyée spéciale.

Publié le

Conformément à l’accord de cessez-le-feu, plusieurs territoires du Haut-Karabakh passeront d’ici le 1er décembre sous contrôle azerbaïdjanais. Entre pillages, terre-brûlée et acte de résistance désespéré, la région de Kelbajar connaît aujourd’hui un exode massif de sa population arménienne.

Des étincelles s’élèvent dans la pénombre. L’incendie gronde, des villageoises assistent impuissantes au triste spectacle. Leurs lamentations sont à peine audibles. Le feu lèche les murs jusqu’au toit de cette bâtisse du village de Dadivank situé dans la province de Kelbajar au nord-ouest du Haut Karabakh. Conformément à l'accord de cessez-le-feu total signé la semaine passée par le premier ministre de l’Arménie, la région devait tomber dans l’escarcelle de Bakou le 15 novembre. Finalement, en accord avec l’Azerbaïdjan, Erevan a annoncé le jour J que les Arméniens ont dix jours supplémentaires pour quitter les lieux.

À la hâte, Harutyun Mnaskanyan, rentré la veille de sa base militaire, a incendié sa maison. Sa famille n’a pas les moyens d’emporter ses biens en Arménie. Autour du brasier, sont dispersées les têtes et entrailles des chevaux et des ânes du soldat. Les habitants de Dadivank ont abattu 15 de leurs bêtes. « Je ne suis pas heureux de faire ça. Mais je ne peux pas laisser tout ce que je possède aux Azéris. Ma maison, c’est mon œuvre. Je dois la brûler avant de partir » explique ce père de famille, avant d’ajouter, désespéré : « Je vais rejoindre ma femme à Erevan, embrasser mes cinq enfants puis je repartirai à mon poste militaire. Je veux me battre et mourir là-bas ».

Il finit par incendier les ruches de son jardin sous les yeux de sa voisine, Alvard Ohanyan. La quarantenaire au gilet imprimé léopard, éclate en sanglots. Sa demeure de 200 mètres carrés est vide. Il n’y a plus de porte, plus de plinthes, ni d’électricité. Son époux, Hayk, a tout enlevé, jusqu’aux câbles électriques dans les murs. Seuls un lit et les fenêtres sont encore en place pour les deux nuits qui leur restent à passer avant de partir. Hayk Ohanyan précise : « Ce sont les fenêtres le plus chères du marché, bien entendu, on va les prendre avec nous. J’ai construit cette maison de mes propres mains, je n’ai pas le cœur d’y mettre le feu. Mon gouvernement m’a trahi, il m’a poignardé dans le dos, mais qu’est-ce que j’y peux ? »

Adieux au monastère

Les Ohanyan vivent au pied du monastère de Dadivank depuis 21 ans : « Je me suis promis qu’après mon mariage, je m’installerai près d’une église » confie Alvard. Cette native de la région de Martakert (Haut-Karabakh) frontalière de celle de Kelbajar, s’apprête à vivre son second exil : « J’avais 19 ans quand on a dû se réfugier en Arménie à cause de la guerre. C’était en 1992, nous avions une très grande maison à l’époque. Les Turcs l’ont brûlée. J’avais dit à ma mère de ne pas pleurer, que l’on en reconstruirait une ».

Sur les hauteurs, au monastère de Dadivank, c’est l’effervescence. Des centaines de personnes se pressent entre les églises et chapelles construites entre le IX et le XII siècle, à flanc de montagne. Des pèlerins ramassent la terre et les pierres de ce lieu primordial pour l’Eglise apostolique arménienne. Sur le parvis, portable en main, les séances photos s'enchaînent.

Ani Geghamyan, 26 ans, est venue spécialement d’Erevan avec un groupe de 20 personnes pour faire ses adieux au monastère : « J’étais déjà venue, une fois, avec ma famille. On avait participé à un baptême, cela m’avait impressionnée. J’espère que nous pourrons revenir un jour ». Son amie lui coupe la parole : « Bien sûr que nous reviendrons ! Nous nous marierons et nous nous ferons baptiser ici. Et, nos enfants viendront visiter Dadivank. Nous avons foi en la puissance divine, notre mère patrie ne peut pas profiter à l’ennemi ». Cependant la jeune femme est inquiète : « Nous le retrouverons sûrement pas dans le même état où nous l’avons laissé. C’est pour ça que nous prenons des photos de chaque croix, chaque pierre pour être en mesure de nous rappeler comment c’était ». Pour le maître des lieux, le prêtre Hovhannes, pas question de quitter l’office qu’il occupe depuis 2015. « Quand je ne suis pas là, même si cela ne dure qu’un jour, j’ai l’impression d’avoir perdu une partie de moi ». En 1993, l’ecclésiastique avait même participé à la « libération de Dadivank » avec les troupes arméniennes.

À l’époque, la région de Kelbajar, où se trouve le complexe religieux, était azerbaïdjanaise. L’édifice, en ruine, ne fut rouvert que l’année suivante et restauré à partir de 2004. « Pierre après pierre, on a rénové ce monastère pour qu’il retrouve sa superbe » se souvient le père Hovhannes. « Je crains que le monastère tombe entre les mains des Azéris car je sais qu’ils vont détruire le patrimoine chrétien. Ils l’ont déjà fait il y a 70 ans. Et la nouvelle génération est bien pire que les précédentes car, on lui enseigne dès le plus jeune âge que les Arméniens sont des assassins. J’attends un miracle, qu’une bonne nouvelle soit annoncée ». Les prières du prêtre natif du Haut-Karabakh ont finalement été entendues : vendredi 13 novembre, des troupes russes ont pris position pour protéger le monastère de Dadivank.

Des Arméniens viennent piller ce qui reste de leurs cousins du Haut Karabakh

Partout dans la région, les mêmes scènes de désolation se répètent. Les brasiers succèdent aux destructions. Après trois jours de préparation, Lilith et Vrech Fahradyan ont pu caser leurs derniers sacs dans les véhicules des proches venus les aider à déménager. Dans l’atmosphère glaciale du crépuscule, le couple contemple l’incendie. Leurs rétines humides sont hypnotisées par les flammes qui s’échappent des fenêtres de leur foyer. Une nuée de journalistes capture le désastre.

Pour cette mère de trois enfants, rester à Kelbajar était impensable : « Ils ont tué mon frère, mon oncle, mon père. Comment je pourrais coexister avec des gens comme ça ». De peur que le cimetière soit saccagé par les Azerbaïdjanais, la famille a même exhumé le corps du grand-père pour l’enterrer en Arménie.

Mais, pour l’heure, ce ne sont pas les Azerbaïdjanais qui pillent le Kelbajar. Lidia et son mari Gulvern, derniers habitants de leur village, surveillent les allées et venues dans leur bourg. Fusil en main, le vieil homme interpelle des intrus garés devant chez ses voisins. Il les invective, les menace puis tire deux fois dans leur direction. Les pillards déguerpissent à bord de leur van métallisé.

De sa voix brisée, Lidia dénonce : « Des gens ont volé le domicile d’un soldat. Ils en ont pris les câbles et les lampes. Ils ont complètement désossé la maison, pris le toit puis, ils l’ont incendiée. Ce ne sont pas les Turcs (dénomination péjorative des Azerbaïdjanais) qui font ça. Ce sont des gens venus d’Arménie ». Amère, la villageoise questionne : « Comment des Arméniens peuvent voler les leurs ? Finalement, peut-être que les turcs sont mieux ». Pourtant, Lidia s’apprête, elle aussi, à fuir en Arménie, sans réellement savoir où elle pourra s’installer. Une chose est sûre, elle ne reviendra pas au Haut-Karabakh : « Trois fois, j’ai construit une maison et, trois fois, j'ai dû partir. Une fois en 1991, une fois en 2016 et cette fois. Peu importe où j’habiterai, tant que ce n’est pas ici ». Son époux, lui, reste au village : « Pourquoi je devrais partir ? Je ne vois pas de qui je devrais avoir peur. De toute façon, les Azéris ne viendront pas jusqu’ici ».

"Quelques jours pour couper le maximum de bois"

Des centaines d’hommes chargent d’imposants véhicules de bois coupé sur les bas-côtés de la route. La pratique est pourtant illégale depuis les années 90 pour préserver l’environnement. Hovik qui vient de Vardenis en Arménie avoue : « on a quelques jours pour couper le maximum de bois avant que ça devienne azéri. Puis on va le revendre en Arménie ». Pour le fermier c’est une manne financière non négligeable car, dans le pays le combustible se vend à prix d’or à la saison froide. Les camions bennes gavés de bois ralentissent le trafic des milliers de voitures qui s’empressent de quitter la région. En sens inverse, des dizaines de bus ramènent des femmes et des enfants vers Stepanakert et ses environs, qui avaient été évacués le 7 novembre.

Plus de 700 personnes sont ainsi retournées dans ce qui reste du Haut-Karabakh arménien, amputé de Chouchi et de plusieurs régions telles que Hadrout au sud, de Latchine à l’ouest et de la ville fantôme d'Aghdam à l’est. Cerné par les troupes azerbaïdjanaises, le village de Khachmach attend encore le retour de 200 de ses habitants, principalement des femmes et des enfants. La route pour accéder à cette bourgade au sud-est de Chouchi est désormais une ligne de démarcation entre Azerbaïdjanais et Arméniens. Cette voie est trop dangereuse et les habitants doivent emprunter un chemin boueux à travers les bois et les champs pour rejoindre Khachmach. Dans cette commune, il n’y a plus courant. Pour sa consommation électrique, le village dépend d’une localité voisine, désormais sous contrôle azerbaïdjanais.

Le maire Khachmach, Rafik Grigoryan, espère un retour rapide à la normale mais il reconnaît qu’« être entouré par les Azéris va affecter notre vie quotidienne, car, notre ennemi est en face de nous, à deux kilomètres. Peut-être que ça se passera bien. Le temps nous le dira. Si c’est nécessaire, nous nous organiserons pour sécuriser le village ». Un de ses administrés ajoute : « Il faut que la jeune génération revienne vivre ici et prospère pour faire peur aux Turcs ».

Mais les aspirations des jeunes sont moins affirmées. Akadim Ghazariayan, 20 ans, qui est resté au village durant toute la guerre, n’a aujourd’hui qu’un désir : « j’aimerais partir car ça ne sera plus jamais comme avant. Ce village va garder la frontière de l’Artsakh (dénomination arménienne du Haut-Karabakh), un peu comme le mur dans Game of Thrones. Je pensais déjà à partir, mais cette fois c’est décidé. Je vais rejoindre mon frère à Erevan ».

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne