Les « restes de l'épée » : telle est l'expression terrible par laquelle la langue turque désigne les rescapés du génocide arménien de 1915. Non pas ceux qui trouvèrent refuge dans l'Arménie actuelle (trois millions d'habitants), ni dans la diaspora (quatre millions, dont un demi-million en France), mais les 200 000 Arméniens islamisés à l'époque en Turquie même, et dont les descendants vivent toujours à travers le pays : soit selon certaines sources, et si on compte les fruits des unions mixtes, entre un et trois millions d'individus, parmi 75 millions de Turcs.

Telles sont donc ces nombreuses « âmes errantes » (l'expression était du journaliste arméno-turc Hrant Dink, assassiné en 2007 à Istanbul) dont l'existence resta longtemps insoupçonnée en Occident et occultée en Turquie même. Furent épargnés en 1915 des enfants convertis de force à l'islam, et traités souvent en esclaves ; mais aussi de nombreuses jeunes filles arméniennes prises de force par les soldats turcs ou les tribus kurdes ; sans compter certains artisans, considérés comme indispensables à la vie de leurs villages, et quelques poignées de survivants chrétiens protégés par leurs voisins musulmans. Près d'un siècle durant, la condition de leur survie fut le silence mais leurs descendants commencent à parler et des Turcs eux-mêmes se découvrent, avec surprise, telle ou telle grand-mère d'origine arménienne…

Ce livre d'enquête consacré à ces chrétiens islamisés a recueilli des témoignages collectés à l'est de l'Anatolie (dans ce que les Arméniens appellent le « yerkir », le pays perdu) par la journaliste Laurence Ritter, avec des photos de Max Sivaslian. Certains des témoins interrogés se revendiquent toujours chrétiens, ou connaissent encore des bribes de leur langue ; d'autres se rappellent la terminaison arménienne de leurs noms (en « ian »), turquifiés (en « oglu ») depuis des décennies. Pour l'universitaire d'Istanbul Cengiz Aktar, qui a écrit la préface de l'ouvrage, la découverte progressive par les Turcs de ces rescapés du génocide – partageant leur propre sol – constitue un élément essentiel dans le travail de mémoire qui reste à opérer là-bas.