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Recep Tayyip Erdogan
Recep Tayyip Erdogan
Anadolu Agency via AFP

Erdogan caresse l’Europe... pour amadouer l’Amérique

Coup de billard turc

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En appelant à une normalisation des relations entre la Turquie et l’UE, l’autocrate vise moins à rassurer Bruxelles que de montrer une image policée à la future administration Biden, au moment où l’économie turque chancelle.

Ce mardi, Recep Tayyip Erdogan a semble-t-il décidé de rompre franchement avec la posture agressive qui a été la sienne depuis un an auprès de l’Union européenne. « Nous sommes prêts à remettre nos relations sur les rails (…) je suis sûr que nos amis Européens montreront la même volonté », a-t-il déclaré devant un parterre d’ambassadeurs de l’UE à Ankara. « Faire de 2021 une année de succès pour les relations entre l'UE et la Turquie est à notre portée. Nous pouvons y arriver en travaillant avec une vision à long terme, loin des préjugés et des appréhensions » a-t-il rajouté avant de conclure par un spectaculaire et inattendu virage diplomatique façon épingle à cheveu : « L'incertitude créée par le Brexit pourrait être surmontée si la Turquie prend la place qu'elle mérite au sein de la famille de l'UE »… La Turquie pour remplacer la Grande-Bretagne rien que ça !

Cette volte-face générale qui a aussi vu le président turc vouloir se rapprocher de Paris - « Nous voulons sauver nos relations avec la France, qui est notre voisin car c'est un pays riverain de la Méditerranée, de cette phase de tensions » - a été initiée depuis quelques semaines après que l’Union européenne a commencé à montrer les muscles. En décembre, les dirigeants de Bruxelles, réunis en sommet, s’étaient enfin décidés à sanctionner les actions « illégales et agressives » de la Turquie en Méditerranée contre la Grèce et Chypre. Des sanctions individuelles visant des personnes impliquées dans ces recherches gazières illégales en Méditerranée avaient été une première réponse relativement ferme de l’UE, mais laissant la porte ouverte au dialogue.

Derrière les paroles, une stratégie attentiste

Il faut dire que le second semestre 2020, avait été particulièrement tendu entre les deux camps, les Européens reprochant à la Turquie - outre la dispute maritime gréco-turque – son rôle déstabilisateur dans les conflits en Syrie, en Libye et plus récemment au Nagorny Karabakh aux portes orientales de L’UE. Mais pour Ahmet Insel, politologue turc, de l’université de Galatassaraye à Istanbul, ce changement de direction n’est pourtant pas aussi étonnant qu’il n’en a l’air : « À vrai dire, je ne vois guère de nouveauté dans la stratégie d’Erdogan, confie le chercheur à Marianne, Souffler le chaud et froid est une méthode que cet homme utilise depuis des années avec l’Europe. J’estime pour ma part que ce genre de sortie est plutôt un coup d’attente de sa part, afin de ne pas se mettre à dos l’administration Biden, qui ne sera pas aussi laxiste avec lui qu’a pu l’être l’équipe de Donald Trump »

Risquer des sanctions économiques de la part de Washington serait en effet extrêmement dangereux pour celui qui se rêve en Sultan. Avec la crise économique qui frappe la Turquie les substituts de soutien sont faibles pour Erdogan. Jusqu’à présent le « reis » a su tenir notamment de par ses élans islamo-nationalistes qui continuent de séduire dans les campagnes d’Anatolie. Mais l’autocrate est de plus en plus fragilisé dans les grands centres urbains, poumon économique du pays. En ce sens, l’élection en 2019, de maires kémalistes du CHP dans les grandes villes comme Ankara, Izmir et surtout Istanbul dont Erdogan fut le maire, a été vécue comme un véritable camouflet par ce dernier.

L'économie turque en ber ennemie numéro 1 d'Erdogan

Le chef de l’AKP a payé dans les urnes une politique économique par trop laxiste et personnalisée. Ces dix dernières années, l'autocrate a misé à tout va sur la construction immobilière, laissant les marchés publics à une demi-douzaine d’entreprises proches de l’AKP et de sa propre famille. Une image de modernité et de santé économique en trompe-l’œil, qui en réalité, a favorisé l’entrisme et la corruption à tous les étages de l’état. Les données émises ces derniers mois par différents indicateurs économiques ne trompent pas sur la gravité de la situation. La livre turque est en pleine dévaluation, passée en deux ans de 1 dollars pour 4 livres, à 1 dollars pour 9 livres ; Le taux de chômage officiel tourne aujourd’hui autour de 13 %, (20 % d’après des études indépendantes). Le taux d’inflation avoisine les 15 %. Et depuis 18 mois, la Turquie est entrée en récession. Une tendance accentuée aujourd’hui par la pandémie de Covid 19.

Éviter à tout prix de nouvelles sanctions financières

À l’aune de ces chiffres, l’adoucissement de la posture d’Erdogan se comprend donc aisément. Mais elle ne vise pas seulement l’Union européenne contre qui le pouvoir turc possède toujours dans sa manche un atout redoutable : la menace de rouvrir les vannes de l’immigration que la Turquie contient sur ses rivages. « En vérité, son message vise d’abord et avant tout les États-Unis, reprend Ahmed Insel. Se mettre à dos la future administration Biden avant même sa prise de pouvoir serait suicidaire. En se montrant poli, Erdogan joue la montre, et s’évite peut-être de nouvelles sanctions. »

Pour rappel au mois de mars prochain, des décisions sur le procès de la banque populaire turque vont être prononcées aux États-Unis. En 2018, Mehmet Hakan Atilla ancien dirigeant de la banque publique Halkbank avait déjà été condamné à une peine de prison d’un an par un tribunal de New York pour avoir favorisé le contournement de l’embargo américain contre l’Iran. Cette fois-ci ce sont de lourdes condamnations financières qui devraient être prononcées.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne