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Haut-Karabakh : le retour difficile des soldats mutilés et traumatisés en Arménie
Des soldats arméniens blessés conduits à l'hôpital.
Sputnik via AFP

Haut-Karabakh : le retour difficile des soldats mutilés et traumatisés en Arménie

Après la guerre

Par , à Erevan

Publié le

Plusieurs milliers d'Armeniens ont combattu durant 44 jours contre les forces azerbaïdjanaises au Haut-Karabakh. Les soldats reviennent aujourd'hui dans une société sous le choc d'une défaite inattendue et pas toujours adaptée pour accueillir leurs blessures physiques et mentales.

Ses mains meurtries semblent appartenir à un vieillard. Le majeur droit de Khachik Vardanyan, 35 ans, a été amputé. Le corps de ce soldat volontaire est en miettes, encore constellé des éclats du mortier qui a déchiré ses organes et tué instantanément deux de ses camarades, le 10 octobre 2020. Le trentenaire, diacre de l'église arménienne avant la guerre, se souvient clairement des évènements : « Pour me protéger, je suis allé sur la gauche. Ils sont allés à droite. Ils sont morts sur le coup. J’ai été touché du côté droit. Ma tête et mon épaule ont été blessées. Des ambulances sont venues pour nous secourir et là, on a encore été frappés. A ce moment-là, j’ai été blessé à la poitrine, aux jambes, aux bras, partout. Les autres personnes sont mortes ».

Khachik a perdu l'oeil droit et l'ouïe lors de cette troisième guerre du Karabakh, qui a opposé les forces arméniennes à celles de l’Azerbaïdjan entre le 27 septembre et le 10 novembre 2020. Le trentenaire s’était préparé à mourir et, si c’était à refaire, il se porterait à nouveau volontaire pour ravitailler les soldats sur la ligne de front. D’ailleurs, il n’en a pas fini avec le Haut-Karabakh. Après sa longue convalescence, le religieux souhaite retourner dans la région : « Je l’ai promis à un de mes défunts camarades. Dans mon état, je pourrais continuer à être diacre mais certainement pas prêtre. Car, selon la loi religieuse, le prêtre incarne le Christ. Il représente un idéal, y compris physiquement. Il doit avoir ses yeux, ses oreilles et ses doigts ». Rien qu’il ne regrette, assure-t-il doucement : « Je n’ai jamais voulu être prêtre car je ne suis pas assez pur ».

Drones "suicides"

Durant la guerre, la majorité des soldats blessés sur le front ont été transférés depuis Stepanakert, capitale du Haut-Karabakh, vers les hôpitaux d’Erevan, en Arménie. Aujourd’hui, les cas les plus légers ont été répartis dans plusieurs établissements de santé, pour leur rétablissement. Environ 140 militaires bénéficient d’une rééducation au « centre de réhabilitation des défenseurs de la mère patrie » situé dans un bâtiment universitaire d’Erevan. Mais l’organisation « Support for wounded soldiers and soldiers with disabilities » qui gère l’établissement est aujourd’hui totalement dépassée. « Initialement, notre centre pouvait prendre en charge la plupart des blessés des guerres précédentes. Mais, cette fois ci, il y en a tellement que nous ne pouvons pas suivre tout le monde » reconnaît Saten Mikayelyan, chargée de communication de l’ONG, avant d’ajouter : « Même si, pour l’heure, il n’y a pas de chiffres officiels, selon nous, il y a plus de 5 000 soldats blessés ».

Les drones « suicides » et l’artillerie ont fait des ravages côté arménien, causant la mort de 2425 soldats et infligeant des blessures très sévères aux survivants. Miqael Samsonyan, chirurgien militaire, l’admet : « On ne s’attendait pas à une telle augmentation du nombre d’invalides du fait de cette guerre, ni que l’ennemi utilise ce genre d’armement contre nous. Ces armes ont provoqué beaucoup de blessures graves. La société arménienne va devoir absorber un grand nombre de soldats désormais handicapés ».

Retrouver un travail

Dans un pays dont le taux de chômage atteignait 16, 99 % en 2019, trouver un travail est un défi. Pour les personnes souffrant de handicap, ce taux dépasse les 90%. Khachik Vardanyan n’a aucune illusion sur le destin de ses camarades gravement blessés : « En Arménie, on se dit souvent patriotes, mais quand on doit traduire cela par des actes alors c’est plus difficile. Les entreprises veulent des salariés fonctionnels, actifs et présentables. Peut-être que, juste après la guerre, certains embaucheront des soldats blessés, pour faire bonne figure, mais quand le temps va passer, ça sera à nouveau comme avant ».

Dans une société très patriarcale, le travail est un vecteur d’intégration social fondamental pour les hommes. Sans emploi, les chances de se marier sont considérablement réduites. Outre la rééducation physique, le « centre de réhabilitation des défenseurs de la mère patrie », a mis en place des formations en langue, codage ou comptabilité pour la reconversion des invalides de guerre.

Un pays inadapté aux invalides

Saten Mikayelyan se souvient : « Lorsque nous avons commencé à travailler sur notre projet de centre en 2014, nous avons été très surpris de constater qu’il n’existait, dans la société, aucun programme d’insertion sociale de ce type pour les soldats ». L’attachée de presse déclare fièrement : « Encore aujourd’hui, nous sommes la seule organisation offrant ce type de formation. Par exemple, nous avons aidé un soldat qui, auparavant, était vendeur porte à porte. Sachant qu’il a perdu ses deux jambes, il ne pouvait plus exercer ce type d’activité. Il a appris un nouveau métier pour se réintégrer socialement ».

L’héritage soviétique en matière d’urbanisme, période durant laquelle, en Arménie, les invalides étaient déjà socialement peu pris en compte, est également un frein social important. Il y a des escaliers dans les lieux publics et les immeubles anciens ne sont pas accessibles aux personnes à mobilité réduite. Dans la rue, aucune signalisation particulière ne guide les malvoyants. Erevan, comme le reste du pays n’est pas adapté aux invalides. Si la société arménienne considère très positivement les soldats, perçus comme les garants de la sécurité du pays, il s’avère, pour Yevgine Vardanyan, docteur en sociologie à l’Université d’Etat d’Erevan, que : « L’Arménie n’était pas du tout prête pour cette guerre. Elle a payé un lourd tribut. Nos finances sont limitées et nous ne sommes pas prêts à voir nos soldats avec des handicaps ou des troubles psychologiques, pourtant il y va de notre responsabilité de les inclure dans la société. Et je ne crois pas qu’ils seront rejetés ».

"Un homme ne doit pas apparaître comme faible"

Pas rejetés, mais pas entendus non plus. Les jeunes conscrits et volontaires redoutent le regard des civils sur leurs traumatismes. Selon Aram Hovsepyan, psychiatre à la tête de l’organisation non gouvernementale Mental Heatlh service (MHS) : « La question n’est pas : est- ce que la société arménienne est prête à entendre les traumatismes de ses soldats. La question est : Est-ce que ces militaires sont prêts à partager leurs histoires avec la société ? Pour eux, il est très difficile de parler leurs traumatismes. La culture de la masculinité en Arménie exclut le droit d’être diminué. Un homme ne doit pas apparaître comme faible ».

Pendant six longues semaines, Armen, 22 ans a combattu à Martouni au Haut Karabakh. Après le décès, dans ses bras, d’un de ses amis, il a cherché l’évasion à coup de sirop pour la toux, de vodka et de weed. Il y a une semaine, il est revenu à Erevan et, l’air de rien, il a repris son travail. Sa chemise est impeccable et ses cheveux soigneusement peignés. Les clients du bar jacassent, et dans les yeux d’Armen, c’est le néant. Il refuse de parler de la guerre autour de lui : « Ici, on me voit comme le gars mignon. Je ne veux pas que leur regard change. Je ne veux pas qu’ils pensent que je suis taré parce que, tu vois même quand j'explique ce que j'ai vécu, je souris. Les gens se demanderaient : comment peut-il raconter cela en souriant ? Il est fou ». Il s’interrompt un instant et questionne : « Mais je devrais faire quoi ? Pleurer » ? Le jeune soldat volontaire songe aujourd’hui à consulter un psychologue.

« Nous avons mûri de plusieurs années en quelques semaines »

Tout comme Garik, un conscrit de 21 ans qui, chaque nuit, revit la bataille de Chouchi où il a été blessé, le 7 novembre dernier. L’étudiant en finance craint d’être rongé par ses souvenirs. Après sa sortie de l’hôpital militaire, il parlera à un thérapeute, quitte à passer pour un original : « Les gens voient d’un mauvais œil de parler à un psy, mais je pense que c’est salvateur pour les soldats ». Cependant, tous les militaires ne sont pas d’accord sur la question. Certains rejettent catégoriquement les soins psychiques. Une réaction qui n'a rien d’étonnant, selon Aram Hovsepyan. Le spécialiste, ancien expert au sein de l’armée arménienne, analyse : « Nous sommes un pays de l’ex-bloc soviétique et il existe de nombreux mythes sur la question de la psychiatrie sous l’URSS. Il y a 20 ans, un psychiatre était quelqu’un avec une blouse blanche, dans un hôpital, qui donnait des drogues et frappait les patients. Pour les jeunes éduqués, ce n’est plus un problème de consulter un psychologue mais pour leurs parents, ça reste une honte ». Son organisation non gouvernementale suit déjà 24 patients. A terme, avec ses confrères, il compte soigner, gratuitement,150 soldats par semaine.

Comme le centre de réinsertion « Support for wounded soldiers and soldiers with disabilities », le MHS est financé par la diaspora arménienne, des dons de citoyens et des associations. Le médecin regrette : « Actuellement, notre pays n’a de ressources que pour les choses les plus urgentes. C’est pourquoi nous, organisation privée, nous prenons cette initiative pour remplacer le gouvernement. Il y a environ 10 000 soldats qui pourraient avoir besoin d’un suivi psychologique mais on ne peut pas tous les prendre en charge. Il faut donc effectuer un travail en amont, pour prévenir le trouble de stress post-traumatique qui n’est pas toujours diagnosticable à l'hôpital, lors de la convalescence des blessés ». A cette fin, Aram Hovsepyan souhaite sensibiliser les officiers et les parents des soldats, pour qu’ils détectent, dans les mois suivant le traumatisme, les signes de ce trouble : bas niveau de motivation, des phobies et des flashbacks, une déconnexion du réel.

Pour l'heure, les dortoirs des hôpitaux, remplis de garçons de moins de 30 ans, semblent être ceux d’une colonie de vacances. Les visages sont juvéniles mais les blessures, visibles ou non, sont profondes. Narek Stepanyan, né en 2002, dont le corps a été traversé par une pluie de shrapnels, rappelle, les mains tremblantes, assis sur sa chaise roulante, ce qui semble avoir échappé aux « adultes » : « On a mûri de plusieurs années en quelques semaines à peine. La guerre est une chose affreuse. Ce que nous avons vu… nous, des garçons de 18 ou 20 ans. Ça nous donne qu'une envie :la paix ».

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne