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«Face à l'inaction européenne en Arménie, reconstruisons notre politique de sécurité»

L'Azerbaïdjan et l'Arménie se sont affrontés entre septembre et novembre 2020 au Haut-Karabagh.
L'Azerbaïdjan et l'Arménie se sont affrontés entre septembre et novembre 2020 au Haut-Karabagh. AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE - Après la guerre ayant opposé l'Arménie et l'Azerbaïdjan, une délégation parlementaire française qui s'est rendue sur place alerte sur les nouvelles menaces qui pèsent sur l'Europe, et sur la nécessité de repenser les politiques de sécurité française et européenne en conséquence.

D'Arménie, nous revenons dévastés. Du 24 au 29 avril, notre délégation du Cercle d'Amitié France-Artsakh s'est rendue au pays du mont Ararat et dans la petite république voisine du Haut-Karabagh afin de témoigner de l'amitié de la France à une nation durement éprouvée par une guerre perdue ; perdue face à des forces incomparablement supérieures, des forces infiniment hostiles et sous l'œil impavide d'un Occident aussi diverti par le grand spectacle des élections américaines qu'il était claquemuré par les peurs archaïques que suscite l'épidémie de Covid-19.

En Europe, les progrès démiurgiques de la médecine avaient – croyait-on – évacué une mort désormais perçue comme scandaleuse et insensée. En Arménie, nous avons vu que la mort garde un sens, celui du sacrifice, celui de la défense des siens, celui de la Nation. Oui, nous avons vu les tombes encore fraîches du cimetière militaire de Yerablour, les mères et les sœurs éplorées, les pères fous de douleur, les inconsolables épouses et les veuves blanches, recueillis ou hébétés sur les milliers de sépultures de gamins de vingt ans. Oui nous avons vu les cohortes de réfugiés hâves et démunis qui se pressent aux frontières de leurs terres désormais occupées par la dictature d'Azerbaïdjan. Oui nous avons vu les checkpoints tenus par des conscrits russes bienveillants au cœur d'un Artsakh désormais amputé de sa partie méridionale et de Chouchi, sa capitale culturelle. Oui nous avons vu à moins de vingt mètres de la ligne de démarcation les visages féroces, radicalement étrangers et hostiles et pourtant indiscutablement humains des soldats azerbaïdjanais ; Oui nous avons vu à moins de cinq cents mètres la cathédrale emblématique de Chouchi en passe d'être défigurée et désarménisée comme a été rasée il y a peu l'église du narthex vert (Ganatch Jam) qui n'existe déjà plus. Oui nous comprenons désormais le sens des paroles du précédent Catholicos – l'autorité suprême de l'Église autocéphale arménienne – lorsqu'il affirmait que «les Occidentaux connaissent le Christ mais non plus la crucifixion». Avec les Arméniens, nous avons redécouvert ce qu'être crucifié veut dire.

Le Karabagh est notre Guernica

Au-delà de l'émotion, il est une erreur qui nous serait funeste : celle qui consisterait à considérer que ce massacre ne nous concerne guère ; qu'il s'agit d'un de ces incompréhensibles conflits ethniques que le sens de l'histoire aura tôt fait de reléguer au rang des horreurs du passé. Non ! Cette agression aux accents exterminateurs commise par l'Azerbaïdjan à l'encontre des Arméniens d'Artsakh n'est en aucun cas un conflit local. Non ! Nous ne pouvons pas ne pas convoquer ni les discours profondément racistes du dictateur azerbaïdjanais Ilham Aliev, promettant de «chasser les Arméniens comme des chiens», ni leur traduction en acte qu'est le «musée de l'horreur» inauguré à Bakou et déshumanisant encore plus ces Arméniens aux yeux d'une population déjà endoctrinée à la haine. Cela nous rappelle par trop l'exposition de propagande antisémite du «Juif éternel» organisée en 1937 par les nazis comme, par ailleurs, cette guerre fait ressurgir le sinistre spectre du génocide arménien de 1915. Du reste, si les Arméniens ont bien perdu cette guerre, ce n'est pas tant le maître de Bakou qui l'a gagnée que la Turquie sa suzeraine, ses supplétifs djihadistes et ses drones bayraktar. Pour Erdogan, le président turc, le Karabagh n'a été qu'un galop d'essai. Nous devons quant à nous le prendre pour ce qu'il est, au sens militaire comme au sens politique : notre Guernica.

Nous voyons une Turquie encouragée par ses succès militaires et par l'indolence et la pusillanimité européennes, s'enhardir en Syrie, en Libye, à Chypre, en Ukraine, au Caucase encore et accroître délibérément l'arc de crises qui enserre l'Europe.

Au sens militaire tout d'abord, où le Karabagh s'est avéré un fantastique terrain d'expérimentation pour les drones turcs comme la guerre civile espagnole l'avait été pour les stukas de la légion Condor. Ces drones ont fait preuve d'une redoutable efficacité et s'exportent désormais tout autour d'une Union européenne qui reste scandaleusement dépourvue de production domestique en la matière. Au sens politique surtout, où nous voyons une Turquie encouragée par ses succès militaires et encore plus par l'indolence et la pusillanimité européennes, s'enhardir en Syrie, en Libye, à Chypre, en Ukraine, au Caucase encore et accroître délibérément l'arc de crises qui enserre l'Europe. Avons-nous encore la force et la capacité de résister ? Il faudrait être bien naïf pour croire que la dissolution des Loups-Gris en France – courageuse mais en pratique formelle et sans effet – ou le recul tactique du Milli Görüs à Strasbourg empêchent Erdogan d'avancer ses pions ; à l'heure où les Balkans sont d'ores et déjà une zone d'influence turque ; à l'heure où de nombreux élus européens, et même des États réputés puissants comme l'Allemagne, sont paralysés face à la Turquie en raison de la présence sur notre sol d'une considérable diaspora turque très majoritairement acquise à la cause du Sultan et dont de trop nombreux membres se comportent de fait comme de dévoués soldats.

Pour un aggiornamento de la politique européenne de sécurité

Dans ce contexte, la France et l'Europe doivent prendre leurs responsabilités, c'est-à-dire faire leur aggiornamento. Nous continuons de vivre dans une représentation politique du monde depuis longtemps révolue. Au regard de la recrudescence des menaces, ce n'est pas une erreur, c'est une faute. Le Président de la République l'a parfaitement compris, qui a choqué l'État profond, ses Gamelin et ses zélateurs de lignes Maginot – en évoquant la mort cérébrale de l'OTAN. L'architecture de sécurité européenne est entièrement fondée sur une menace soviétique désormais disparue et sur l'existence d'un Pacte de Varsovie renvoyé aux poubelles de l'Histoire. Au Karabagh, la France, les États-Unis et la Russie étaient censés aider l'Arménie et l'Azerbaïdjan à résoudre le conflit dans le cadre de l'OSCE, une organisation elle aussi née des accords d'Helsinki et de la guerre froide. Le précaire cessez-le-feu arraché le 10 novembre par la seule Russie, les arrangements subséquents entre Moscou et Ankara et l'éviction de fait de l'Occident achèvent de démontrer l'obsolescence des paradigmes qui fondent notre politique étrangère et de sécurité, et accessoirement des structures qui devaient la conduire.

Si les démonstrations verbales de la France ne sont pas accompagnées d'une réelle action politique et militaire, elles ne feront qu'accroître le ressentiment haineux de la Turquie et de l'Azerbaïdjan.

Nous devons mettre en œuvre cet aggiornamento pour l'Arménie qui, prise en étau entre des ennemis mortels et un allié acculé, ne mérite pas d'être de surcroît accablée d'amitiés dangereuses. Si les démonstrations verbales de la France ne sont pas accompagnées d'une réelle action politique et militaire, elles ne feront qu'accroître le ressentiment haineux de la Turquie et de l'Azerbaïdjan. Cette contribution française au renforcement de la sécurité de l'Arménie correspondrait aussi – nous en avons la conviction – à la volonté de la France exprimée au plus haut niveau par le Président de la République, et rappelée en Arménie même ces derniers jours par Gérard Larcher le Président du Sénat pour qui «l'Arménie n'est pas un dossier mais un devoir».

Enfin, nous devons cet aggiornamento surtout à nous-même, c'est-à-dire pour la sécurité future de nos propres concitoyens. Le Sud-Caucase, mais aussi la Syrie ou l'Ukraine, peuvent et doivent devenir le lieu de la reconstruction d'une nouvelle architecture de sécurité conjointe entre l'Europe et la Russie. La Russie seule pourrait ne pas tenir longtemps sur des théâtres d'opération éloignés face aux ambitions démesurées de la Turquie ; elle ne le voudra d'ailleurs peut-être pas, confiante dans sa capacité à nouer des accords pragmatiques avec l'autocrate turc. Mais c'est bien nous qui pâtirions le plus de ces ambitions s'il advenait qu'elles se concrétisent encore plus, ce qui n'est hélas plus de l'ordre du fantasme. Alors que nous quittions le Haut-Karabagh, un vieil Arménien nous a prophétisé «aujourd'hui, c'est encore nous que les Turcs massacrent ; demain ce sera vous». Nous ne devons pas le permettre.


Signataires :

Guy Teissier, député, président du Cercle d'Amitié France-Arktash

Valérie Boyer, sénatrice, membre du Cercle d'Amitié France-Arktash

Marguerite Deprez-Audebert, députée

Xavier Breton, député

Jean-Pierre Cubertafon, député, membre du Cercle d'Amitié France-Arktash

François Pupponi, député, membre du Cercle d'Amitié France-Arktash

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22 commentaires
  • anonyme

    le

    Bravo au courage du peuple azerbaïdjanais qui a repris le haut-karabagh, d'ou avait ete expulsé par les armeniens 700000 azeris.
    Les massacres armeniens contre les azeris sont bien entendu tus en France.
    L'histoire ne doit pas être ecrite sous la plume du lobby nationaliste armenien..

  • Anonyme

    le

    Total soutien à la noble résistance Azerbaïdjanaise !

  • Brucelouis

    le

    Enfin un article objectif et sensé ! Aliev et Erdogan utilisent toujours la même tactique : 1.provoquer quand le monde de l'ouest est distrait par d'autres évènements majeurs ( seconde vague du Covid l'automne dernier) ou mineurs ( comme cett fois la crise Israëlo-Palestinienne ) , et si pas de réactions fortes de l'Ouest chrétien ou de la Russie,
    2. attaquer les Arméniens sur leurs terres ancestrales. Sans la Russie l'Arménie serait déjà envahie par la Turquie du criminel dictateur Erdogan et son riche valet Aliev d'Azerbadjan , tout aussi criminel. Last but not least c'est une scandale de garder la Turquie dans L'OTAN, OTAN qui d'ailleurs ne sert plus à rien avec sa fixation sur la Russie ! C'est d'ailleurs LE prétexte pour acheter des dizaines de milliards d'équipements militaires Américains.

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