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De Marseille à Erevan, un militant marqué au front

Engagé pour la cause arménienne puis exilé dans le pays dans les années 80, Gilbert Minassian est devenu chef militaire lors du conflit contre l’Azerbaïdjan. Ce Français de 64 ans est reparti vendredi dans la région pour combattre comme dans les fables.
par Stéphanie Harounyan
publié le 11 octobre 2020 à 19h51

Les rideaux du consulat de Turquie sont fermés. Devant le bâtiment, ce jeudi soir à Marseille, les CRS font cordon pour contenir la foule, dense et en colère, brandissant des drapeaux rouge-bleu-orange. Au micro, une représentante de la Jeunesse arménienne de France lit un texte écrit par le comédien Simon Abkarian : «Qu'importe où nous nous trouvons, en Arménie ou en diaspora, nous soutiendrons de toutes nos forces, de tous nos bras Artsakh [le nom arménien de la région du Haut-Kharabakh, ndlr] la courageuse qui depuis la nuit des temps et sans interruption maintient sa présence dans son antique berceau. Les pierres, sculptées ou pas, vous le diront.» Quelque part sous les poings levés, Gilbert Minassian écoute. Parfois, une main lui tape sur l'épaule, on lui souffle quelques mots à l'oreille. Le Marseillais de 64 ans ne va pas s'attarder à la manifestation. A deux pas du consulat, dans la salle derrière la cathédrale, les cartons garnis depuis dix jours par des dizaines bénévoles forment encore des montagnes. Des vêtements chauds, des produits d'hygiène pour les populations bombardées, des médicaments… Partout dans Marseille, les dons affluent. Une première cargaison est partie cette semaine, par avion.

Gilbert Minassian, lui, s'est envolé vendredi. Pas avec un avion humanitaire, mais sur une ligne régulière, direction Erevan, la capitale de l'Arménie. Depuis une semaine, il trépigne. «D'habitude, quand ça pète, j'y suis le lendemain», souffle le tempétueux militant. Cette fois, il a fallu attendre d'avoir suffisamment de billets pour embarquer avec lui une quinzaine d'hommes. Tous, comme lui, ont déjà une expérience militaire. Ils partent rejoindre le front, pour se battre aux côtés des soldats du Kharabakh, où une trêve précaire est entrée en vigueur ce week-end (lire page 16). En Arménie, Gilbert Minassian est déjà un héros de guerre. Dans les années 90, lorsque la région s'embrase, il a gagné ses galons de colonel sous le nom de Hovsep Hovsepian, remportant quelques batailles décisives jusqu'au cessez-le-feu de 1994. Fin août, alors que le conflit n'est encore qu'une affaire du passé que l'on commémore, il était à Stepanakert, la capitale de la République autoproclamée, pour y recevoir la croix de guerre premier grade des mains du président local, en présence du Premier ministre arménien. «C'est la plus haute distinction. Après, c'est quand tu meurs : tu deviens héros national !» se marre le Marseillais. A l'époque, ils n'étaient qu'une poignée d'étrangers à avoir pris les armes. «Y avait des fantasmes, comme quoi on était 1 000 alors qu'on était 10… Les Arméniens aiment bien les fables !»

Epopée guerrière

Gilbert Minassian sait raconter. Sa grosse voix, arrondie par un accent sudiste décomplexé, module au rythme du récit. Une épopée guerrière chute sur un rire, une colère s'écrase sur un silence. Quand on le questionne sur son départ imminent, il répond par l'histoire. Une histoire complexe, celle de la géopolitique du Caucase où s'entrechoquent le «néo-ottomanisme» du président turc Erdogan, pour qui l'Arménie est un obstacle, le partage catastrophique de la région par Staline il y a près d'un siècle et, plus loin encore, le génocide des Arméniens de 1915, blessure originelle dont lui-même, descendant de rescapés réfugiés à Marseille, est issu. «Je pars pour continuer dans cet esprit de résistance, résume le militant. C'était valable dans les années 90, ça l'est aujourd'hui et ça le sera demain.» Peu importe si la guerre a changé en trente ans. Tant pis encore son âge, sa santé, sa condition physique. Le colonel rit : «Les mecs gros et vieux font les meilleurs soldats parce qu'ils restent sur place et se battent jusqu'au bout.» Puis, plus grave : «L'Arménie riposte par sa volonté, c'est notre force. C'est une question de survie pour nous.» La peur de mourir ? «Question d'Européens, de journalistes, balaie le Marseillais. La mort, tu y penses deux minutes avant l'assaut, tu te dis "Qu'est-ce que je fous là ?" Après, tu n'y penses plus.»

Minassian repart au combat parce que c'est écrit dans sa trajectoire : son histoire personnelle suit presqu'à la trace celle, houleuse, du peuple arménien. Un destin hors normes, scellé au début des années 80, lorsque le turbulent militant des Jeunesse communistes, alors leader syndical à la fac d'Aix où il est inscrit en sociologie, se rapproche de l'Armée secrète arménienne pour la libération de l'Arménie (Asala). Parmi les lignes qui s'opposent dans le mouvement, formé pour obtenir la reconnaissance du génocide commis par la Turquie, le jeune Marseillais écarte l'option terroriste. C'est pourtant lui qu'on arrête, en août 1984, avec quatre autres présumés complices : on les soupçonne d'avoir participé au braquage d'un fourgon postal près de Marseille, opération qui, selon l'accusation, devait permettre de financer les actions de l'Asala. Minassian, qui nie farouchement sa participation à l'opération, est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en 1989. Par contumace : avant d'être rattrapé par la justice, le Français décide de fuir Marseille, direction l'Arménie, le pays de ses parents où lui n'avait jamais mis les pieds auparavant. «Je ne suis pas un braqueur, je suis un militant arménien. J'aurais pu rester ici et faire cinq ou six ans de prison pour rien mais il y avait d'autres combats à mener», expliquera-t-il bien plus tard.

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Lorsqu'il débarque en Arménie à la fin des années 80, la guerre s'emballe déjà au Haut-Kharabakh. Le territoire a autoproclamé son indépendance en 1988, provoquant la riposte de l'Azerbaïdjan, qui cible les populations locales. Pour Gilbert Minassian, il n'y a rien à attendre de la voie diplomatique, plombée par la dislocation en germe de l'Union soviétique. «Certains avaient l'illusion que le système communiste réglerait la question, pas moi.» A Erevan, on lui présente Leonid Azkaldian. Entre le Marseillais marxiste, qui ne connaît alors que «trente mots bidon en arménien», et l'intellectuel libéral devenu commandant d'armée, la compréhension est parfaite. Ensemble, ils créent l'Armée de libération de l'Arménie et Minassian, devenu Hovsep Hovsepian, part rejoindre un camp de formation militaire. «J'étais plutôt formé guérilla urbaine, explique-t-il. On n'étudiait pas les tactiques de guerre en montagne.»

«Nostalgie»

Le reste, il l'apprend sur le front, sous les ordres du commandant Leonid qui en fait son bras droit. Dans leur bataillon, quelques Français, comme lui, sont venus prendre les armes. «D'un point de vue symbolique, c'était important. On recevait aussi une aide importante venue de France, des conteneurs entiers pour nous soutenir sur le front.» Son côté «peur de rien», ses blagues et son autorité naturelle feront sa réputation. Quand Leonid tombe sous les balles en 1992, les soldats demandent au Marseillais de prendre la tête des troupes, qui se préparent à s'emparer de la ville azérie de Kelbadjar. Le 1er avril 1993, Minassian et ses 117 hommes sont les premiers à y entrer. Le cessez-le-feu, acté l'année suivante, le ramène à Erevan. Suspendue, la guerre n'est pas soldée pour autant et durant des années, le colonel s'attelle à la formation des plus jeunes. La retraite militaire sonnant, le Marseillais, marié, deux enfants, ouvre un bar au nom sur mesure dans la capitale arménienne : le Monte Cristo. Sur un large pan de mur trône une vue de Marseille. Loin du front, c'est l'exil forcé qui cogne désormais dans sa tête. «J'avais la nostalgie de la famille, des lieux. Parfois, je me retrouvais à Sormiou, sur mon canoë dans la calanque… Quand tu es condamné à perpétuité, le plus facile, ce sont les vingt premières années.» En attendant la prescription de sa peine, Gilbert Minassian retourne au pays par procuration grâce aux visites régulières de ses camarades français. Le cinéaste Robert Guédiguian, un copain de lycée, fait même de lui un personnage de son Voyage en Arménie. «Dans ce film, j'aborde la question de l'identité, explique le réalisateur. Lui, c'était le bon exemple. On a presque le même âge, tous deux étions militants communistes, d'origine arménienne. Mais au-delà du patriotisme, il y a toujours eu cette dimension internationaliste. Le rêve de cette génération, c'est qu'il n'y ait plus de frontière.»

En 2004, le scénario déjà épique rebondit : un décret du ministère de la Justice remet les compteurs de sa prescription à zéro. Minassian, à nouveau sous la menace d'un mandat d'arrêt international, doit encore se cacher, pendant qu'en France, ses soutiens ferraillent pour faire invalider le décret par la Cour de cassation. Ils y parviennent neuf ans plus tard, en juin 2013, lui offrant le mois suivant son passeport retour pour Marseille. La vie normale, après vingt-six ans de course-poursuite. Les repas entre amis ou en famille, les réunions militantes avec les camarades, quelques hommages… Le colonel peine à trouver sa place. «Le plus dur, dans la normalité, c'est que tu ne fais rien, tente-t-il d'expliquer. Toute la journée, tu t'emmerdes. Tu vas voir les amis, il y a la famille, mais le reste du temps… J'ai essayé de faire des trucs, mais je suis revenu dix ans trop tard.»

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Dans ce décor si tranquille, lui ne peut s'empêcher de traquer, à chaque sortie, les policiers des renseignements généraux qui gardent un œil sur lui… «Non, ça ne s'apaise jamais, tranche-t-il. Comme un garde-barrière à la retraite qui continue à se lever à 4 heures du matin pour aller l'ouvrir.» Quand le conflit s'est réveillé au Haut-Kharabakh il y a quinze jours, il ne s'est pas posé de question. «C'est plus fort que lui, il ne peut pas faire autrement, observe Robert Guédiguian. Comme moi, grabataire, je ferai encore des films. Chacun à sa manière, dans notre chemin, jusqu'au dernier souffle. C'est un militant, donc il continue.»

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