Ce sont des images qui ont choqué le monde : des Arméniens, contraints au départ et brûlant leurs maisons après l’accord de cessez-le-feu conclu le 10 novembre sous l’égide de Moscou, un accord qui a mis fin à la deuxième guerre du Haut-Karabakh. Six semaines d’un conflit largement déséquilibré entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie et ses armes sophistiquées, ont fait plusieurs milliers de morts dans cette enclave montagneuse du Caucase. L’accord du 10 novembre prévoit notamment la rétrocession à l’Azerbaïdjan de la plupart des territoires conquis par l’Arménie lors de la première guerre du Karabakh (1991-1994).

Les étapes de ce conflit, ses enjeux géopolitiques, nous les avons suivis, depuis la fin du mois de septembre jusqu’à ces derniers jours encore, sur notre site et dans l’hebdomadaire. Mais ce n’est pas cette histoire que nous avons choisi de raconter ici, même si elle est évidemment la toile de fond de ce dossier. Ce qui nous a frappés et qui ressort de la plupart des articles que nous avons rassemblés, c’est le profond écho que cette guerre a rencontré dans la diaspora arménienne. Et la mobilisation qu’elle a suscitée, en France comme au Liban, aux États-Unis…

Près de 100 000 Arméniens du Haut-Karabakh ont fui les combats depuis la fin du mois de septembre (près de la moitié seraient rentrés depuis) pour se réfugier en Arménie. Et cet exode a ravivé une mémoire douloureuse, celle d’autres exodes et du génocide de 1915, au cours duquel près de 1,5 million d’Arméniens ont péri. Une journaliste du New Statesman écrit ainsi :

Comme de nombreux Arméniens de la diaspora, je ne suis jamais allée dans le Haut-Karabakh. Je n’ai jamais fait les six heures de route en marchroutka (un minibus) entre sa capitale, Stepanakert, et la capitale arménienne, Erevan. […] Et je n’ai jamais été forcée de fuir mon pays. Malgré tout, mon histoire familiale est indissociable de l’exode des Arméniens, [contraints de quitter leur terre ancestrale].”

Ce sont ces paroles que nous avons voulu mettre en avant dans ce dossier sur la mémoire et l’histoire. Pourquoi le Haut-Karabakh a-t-il une telle importance (lisez à ce propos l’article de Russia-Armenia Info sur les liens entre les Arméniens et la Russie, qui remontent au XVIIIe siècle) ? En quoi cet exode a-t-il réveillé une mémoire douloureuse, souvent malmenée (seule une trentaine de pays aujourd’hui ont reconnu le génocide arménien) ? Et au fond, qu’est-ce qu’être arménien aujourd’hui ?

“Une histoire marquée du sceau du génocide et du négationnisme turc”

Dans un très beau reportage sur la diaspora au Liban, L’Orient-Le Jour évoque une “communauté parfaitement intégrée au tissu économique, social et politique du pays qui a cependant, de génération en génération, réussi à préserver son héritage culturel et à protéger sa mémoire”. “Au travers du temps, écrit encore le quotidien libanais, et selon les cas, la transmission du sentiment d’appartenance s’est opérée de manières multiples. Mais un point commun a subsisté : la conscience d’être d’un peuple persécuté.”

Et la guerre du Haut-Karabakh a réveillé de douloureux fantômes :

Le mal est beaucoup plus profond, beaucoup plus lourd, et revêt une part d’indicible que les Arméniens libanais vivent dans leur chair. Pour nombre d’entre eux, les images de destruction […], les nouvelles de ces jeunes hommes volontaires morts au front, de ces familles qui ont fui Stepanakert pour Erevan, l’utilisation de bombes à fragmentation et de drones font sombrement écho à une histoire marquée du sceau du génocide d’abord et du négationnisme turc ensuite.”

C’est aussi en pensant à eux que nous avons fait le choix de cette une. C’est un parti pris, comme le choix qui a été fait pour illustrer ce dossier. Les images sont extraites du livre There Is Only the Earth. Images From the Armenian Diaspora Project. Pendant six ans, la photographe américaine Scout Tufankjian a sillonné plus de 20 pays, à la rencontre des communautés arméniennes, dans leur pays et en exil. Un travail au long cours pour documenter la diaspora et témoigner à travers des photos empreintes d’émotion.

L’émotion, elle traverse les deux reportages de ce dossier. À Oukhtassar, les derniers Arméniens ont dû quitter le village où ils s’étaient installés en 1992, après la première guerre du Haut-Karabakh. Le journal russe Kommersant les a rencontrés et tous disent qu’après ça, c’est un nouvel exode qui les attend, sans doute plus loin que l’Arménie. Aux États-Unis, à Fresno, c’est le chagrin de toute une communauté arménienne que raconte le Los Angeles Times à travers l’histoire de Clara Margossian, 102 ans, fille de rescapés du génocide de 1915 et qui a donné 1 million de dollars pour aider le pays de ses ancêtres. Autour d’elle à Fresno, comme à Beyrouth, Lyon ou Erevan, c’est toute la diaspora que les derniers événements dans le Caucase ont bouleversée. Nous voulions faire entendre quelques-unes de ses voix.