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« Cette cabine pouvait être celle de mon grand-père arménien » : à Gênes, la découverte du bateau de l’exil

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En 1922, Hagop Garmirian, Arménien de Constantinople, a quitté Istanbul pour Marseille en bateau. Marc, son petit-fils, journaliste reporter d’images, a parcouru cette route de l’exil à rebours et à vélo… Pascal Charrier, grand reporter à « La Croix », l’a accompagné. Aujourd’hui : en Italie, de Gênes au Pô. De Marseille à Istanbul, à vélo (4/9).

  • Pascal Charrier et Marc Garmirian (envoyés spéciaux),

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« Cette cabine pouvait être celle de mon grand-père arménien » : à Gênes, la découverte du bateau de l’exil

Pas la peine de sortir les vélos de la chambre où ils sèchent à côté du linge sale. Le Musée de la mer de Gênes est à dix minutes à pied, dans le quartier des anciens arsenaux. Comme prévu, Gianni Carosio, un des conservateurs, nous en ouvre les portes un matin de fermeture.
Le privilège a été obtenu de longue date. Même le correspondant de La Croix à Rome, dont la fonction implique une parfaite connaissance de l’idiome natal d’Adamo, a été mis à contribution pour répéter le message : deux journalistes arrivant de France en pédalant – depuis une semaine – veulent absolument visiter l’établissement.

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Une vitrine abrite un trésor aux yeux de Marc, mon compagnon de route : une maquette de 2,60 mètres du Citta di Torino, le nom originel du Costantinopoli qui a transporté son grand-père vers Marseille après avoir d’abord convoyé des milliers d’Italiens vers les États-Unis. Le modèle réduit est une pièce de la partie du musée consacrée à l’émigration italienne. À partir de la fin du XIXe siècle, des millions de Transalpins ont quitté leur pays, et Gênes a été un de leurs principaux ports d’embarquement vers le Brésil, l’Argentine et les États-Unis.

« Cette cabine pouvait être celle de mon grand-père arménien » : à Gênes, la découverte du bateau de l’exil

Une reconstitution de l’intérieur du Citta di Torino évoque les conditions de vie des passagers de ces longues navigations transatlantiques. Ils pouvaient dormir sur des couchettes de troisième classe, dans des cabines confortables ou des cellules. La fin de l’exposition est consacrée au mouvement inverse, quand l’Italie est devenue un pays d’immigration, à partir des années 1970. « Italiano, anch’io », « Italien, moi aussi ». Une série de portraits illustre le phénomène.

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« C’est un vrai bateau de pêcheur, de 8 mètres »

Gianni Carosio, conservateur au musée de la mer de Gênes

Le musée abrite également un de ces frêles esquifs qui conduisent des migrants vers l’île de Lampedusa depuis la Libye. « C’est un vrai bateau de pêcheur, de 8 mètres », précise Gianni Carosio. Le souriant conservateur nous a accordé plus de deux heures de son temps. « Il a été super sympa, glisse Marc en ressortant. Tu te rends compte ? On a vu une cabine qui pouvait être celle de mon grand-père. »

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En 2022, un musée national de l’immigration doit s’ouvrir à Gênes. Il sera situé à proximité de la Via di Prè, une rue où sont justement installés de nombreux immigrés. Certains tiennent des ateliers de couture et ce détail mérite un rétropédalage vers Paris. Hagop Garmirian, le grand-père de Marc, a été propriétaire dans les années 1930 d’un magasin de confection dans la capitale. Marc en a retrouvé l’adresse, rue Simart, dans le 18e arrondissement. « Fabrique de mode et de couture. Prix sans concurrence », promet l’enseigne sur une photo.

« Cette cabine pouvait être celle de mon grand-père arménien » : à Gênes, la découverte du bateau de l’exil

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Aujourd’hui, la boutique est aux couleurs criardes d’une agence de voyages. Il ne faut pas s’y fier. À l’intérieur, quatre machines à coudre ronronnent. Mamadou Thiam, un Sénégalais, dirige cet atelier parisien avec une associée. Il a 35 ans et vit à Paris depuis cinq ans. Formé à la couture à Dakar, il fabrique et vend des chapeaux, des robes pour les dames et des costumes pour messieurs, comme un Arménien prénommé Hagop, près d’un siècle plus tôt. La coïncidence l’a sincèrement touché.

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« Je n’allais pas attendre vingt ans pour avoir des papiers en France »

El Hadj Diack, Sénégalais et couturier

Mamadou a offert à Marc un morceau de wax, un bout de tissu africain, pour qu’il l’emmène jusqu’à Istanbul. Pour l’instant, le morceau d’étoffe est à Gênes et nous le sortons pour entamer la discussion avec un quinquagénaire élégant, à la carrure aussi imposante que le rire est sonore. Il s’appelle El Hadj Diack. Lui aussi est Sénégalais et couturier. Après avoir tenté sa chance à Paris, il est venu à Gênes en 2009, où sa situation a été régularisée. « Je n’allais pas attendre vingt ans pour avoir des papiers en France », explique-t-il.

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Au Moyen Âge, des Arméniens ont aussi peuplé Gênes. Des moines ont fondé l’église San Bartolomeo degli Armeni. Elle existe toujours, sur les hauteurs de la ville, engoncée dans les immeubles modernes l’entourant. Depuis six siècles, ses murs servent d’écrin à une précieuse relique, la Sainte Face, un portrait du Christ daté du IVe siècle, qui a été ramené de Constantinople en 1362. Les Génois l’appellent « Santo Mandillo », du grec mandylion qui signifie mouchoir.

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Gianni Carosio, le conservateur, nous a donné en plus de son temps des livres sur l’émigration italienne. Ils rentreront à Paris avant nous par la poste italienne, avec un lourd antivol inutile, une cape de pluie trop encombrante et des outils divers. La postière en demande la liste. Elle est parfaitement francophone. « Je suis algérienne », explique-t-elle. Elle nous déleste de cinq kilos en nous faisant une réduction sur le prix, cela comptera plus pour nos mollets que pour notre porte-feuille. Car la sortie de Gênes s’annonce accidentée.

La Via Aurelia continue d’oublier d’être plate et elle impose de lever les fesses de sa selle pour atteindre Ruta. Nietzsche a séjourné dans ce village perché pour écrire la préface du Gai Savoir. On le comprend. De là-haut, la vue sur la Méditerranée est sublime. La descente vers Rapallo n’est pas mal non plus, et les yeux ronds d’un restaurateur de la station balnéaire se passent de traduction quand nous lui annonçons dans notre mauvais italien que nous roulons vers la Turquie. « Turchia ? » « Si, Turchia. »

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Sa réponse est aussi compréhensible quand nous lui parlons du Passo del Bocco, un col à près de 1 000 mètres d’altitude. « Pedalable ». Oui, les 15 kilomètres de cette ascension dans les Apennins ne sont pas trop pentus. Pour ces cyclistes aux machines en carbone, c’est une aimable récréation. Pour des randonneurs transportant leur chambre et leur cuisine, c’est une école de patience. La lente montée est ponctuée d’un arrêt devant des bouquets de fleurs accrochés à un mur. Un coureur professionnel, le Belge Wouter Weylandt, s’est tué à 26 ans en dévalant ces lacets à 70 km/h lors du Tour d’Italie 2011.

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Au fur et à mesure, les camionnettes chargées de foin remplacent les voitures de sport et les pins disparaissent au profit des châtaigniers. À 956 mètres, le col sert de frontière entre la Ligurie et l’Émilie-Romagne. Le printemps n’a pas encore atteint cette altitude et le froid mord comme en automne. Le luxe du randonneur à vélo ? Se préparer un thé avec réchaud sur une table à pique-nique, puis se lancer dans une descente en enfilant à peu près tout ce qu’il compte de vêtements. La température remonte quand la pente redevient douce, le long de la rivière Taro.

À Parme, les pistes cyclables disparaissent et réapparaissent au coin des rues dans un désordre déroutant. Une épaisse averse finit par nous arrêter au cœur de la cité, place Garibaldi, où des vendeurs à la sauvette proposent des parapluies aux piétons mal équipés. Nous préférons l’abri des parasols d’un café. « La pluie va passer demain », promet Emmanuelle en nous servant un énième « americano », un café allongé. Sa science de la météo vaut ce qu’elle vaut, mais la Parmesane mesure bien la distance que nous avons parcourue. Elle a tenu un magasin de glaces à Saint-Tropez.

Le temps d’acheter du jambon, fatalement de Parme, et nous repartons vers le Pô, qui n’est désormais plus très loin. Deux bergers gardent un troupeau de moutons, à proximité du grand fleuve entièrement italien. Saïd, 29 ans, a gardé d’une enfance marocaine des bribes de français. Il nous présente à Matteo, 22 ans, l’autre berger, et calme les chiens qui veillent sur les bêtes avec eux. Notre projet d’aller à d’Istanbul les amuse. Ils ne sont pas les premiers. Ils ne seront pas les derniers.

« Cette cabine pouvait être celle de mon grand-père arménien » : à Gênes, la découverte du bateau de l’exil

La nuit approche, la pluie n’est pas loin non plus. Pas le temps de s’arrêter à Brescello. Tant pis pour Don Camillo. Le village a servi de décor aux romans mettant en scène le célèbre curé, puis aux tournages des premiers films inspirés de cette saga opposant un maire communiste et un prêtre interprété par Fernandel. À Guastalla, la commune suivante, un panneau indique un « agriturismo », une chambre d’hôtes dénommée « Antica Golena – Le Terre della Contessa ». La comtesse est absente, mais Angela, son employée, est là pour nous recevoir. Un chat somnole sur un canapé, le repas est généreux et les lits sont confortables. Ce n’était pas la peine de pousser plus loin.

DOSSIER → Retrouvez tous les épisodes et vidéos de la série "De Marseille à Istanbul à vélo, sur les traces de mon grand-père arménien"

À lire lundi 19 juillet : du Pô à Venise

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