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Le génocide arménien : l'extermination (1/3)

Alors que la loi sur les génocides votée par l'Assemblée nationale provoque des tensions entre la France et la Turquie, l'historien Vincent Duclert revient sur l'histoire du massacre des Arméniens et ses mémoires conflictuelles.

Par Propos recueillis par Jérôme Gautheret

Publié le 29 décembre 2011 à 17h14, modifié le 15 mars 2012 à 14h15

Temps de Lecture 8 min.

Photo du génocide arménien, prise à Alep en 1915.

Professeur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Vincent Duclert est notamment spécialiste de l'affaire Dreyfus. Son travail sur les mobilisations intellectuelles l'a amené à s'intéresser à la question du génocide arménien, et au-delà, à la vie intellectuelle en Turquie. Il a notamment publié un ouvrage sur les engagements intellectuels turcs dans les années 2000, L'Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? (Armand Colin, 2010) à travers l'étude de plusieurs pétitions emblématiques de l'évolution de la société turque, notamment celle du 15 décembre 2008 de demande de pardon aux Arméniens pour la "grande catastrophe" de 1915. La traduction de ce livre devait être publiée en Turquie par l'éditeur Ragip Zarakolu, mais celui-ci a été arrêté comme "terroriste" le 29 octobre et ses manuscrits saisis. Vincent Duclert a co-fondé avec Hamit Bozarslan, Cengiz Cagla, Yves Deloye, Diana Gonzalez et Ferhat Taylan le Groupe international de travail (GIT) "Liberté de recherche et d'enseignement en Turquie" (www.gitfrance.fr et www.gitinitiative.com)

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Le génocide de 1915 a été précédé par une autre vague de massacres, vingt ans plus tôt. En 2006, vous avez édité un discours prononcé par Jean Jaurès à la Chambre des députés le 3 décembre 1896, alors que des massacres faisaient rage dans l'Empire ottoman (Il faut sauver les Arméniens, Mille et une nuits). Le dirigeant socialiste soulignait que les tueries s'accompagnaient de la volonté de dissimuler ce qui était en train de se produire. En quoi était-ce inédit ?

La volonté de dissimulation des massacres au XIXe siècle, notamment ceux commis par les Turcs contre les Grecs dans la guerre d'indépendance (1822-1830), est récurrente. Mais le fait nouveau ici est le caractère organisé de cette dissimulation. Le pouvoir du sultan Abdulhamid II (1876-1909) en vient à payer la presse européenne pour qu'elle ne parle pas de ces massacres. C'est ce que dénonce aussi Jaurès à la tribune.

Comment caractériseriez-vous les massacres de 1894-1896 ?

Plus de 200 000 personnes ont été massacrées, mais à cela s'ajoute un processus de spoliation, et même d'humiliation de tout un peuple, qui accélère un phénomène déjà ancien. Or, la dégradation collective et individuelle favorise la réalisation des génocides : plus une population est bien intégrée, moins il est facile de la faire disparaître. Les grands massacres de 1894-1896 rendent possible le génocide de 1915. Ils sont aussi pré-génocidaires dans la manière dont la mort est administrée.

Il y a eu un acharnement sur les corps, une volonté de destruction des familles et des communautés, une cruauté exceptionnelle dans la mise à mort des personnes. Dans les régions d'Anatolie où les Arméniens, parfois, étaient majoritaires (la Grande Arménie), les tueries sont perpétrées par des populations musulmanes et par des régiments "hamidiés", une cavalerie kurde placée sous l'autorité du sultan.

A Constantinople, c'est le petit peuple arménien, celui qui travaille par exemple dans le bazar, qui est massacré. Des stocks de gourdins, un instrument redoutable pour briser les crânes, avaient été auparavant écoulés dans toute la ville. Il faut se souvenir qu'au Rwanda, avant le déclenchement du génocide de 1994, des importations massives de machettes avaient été réalisées… Lorsque les Arméniens protestent contre les tueries, leurs manifestations sont décimées par la même violence, avec ou sans l'aide des forces armées.

Comment et pourquoi ces massacres pré-génocidaires s'arrêtent-ils ?

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D'abord, le sultan estime qu'il est arrivé à ses fins, notamment la réduction du pourcentage d'Arméniens en Anatolie. Et puis les pressions internationales, celle du gouvernement anglais et, finalement, celle du gouvernement français (la pression de Jaurès et des intellectuels a fini par payer) commencent à agir. Mais si les massacres s'arrêtent, la persécution continue. Des Arméniens prennent le chemin de l'exil. Et un nouveau massacre pré-génocidaire s'accomplit en 1909 à Adana et en Cilicie, impliquant cette fois la responsabilité du nouveau régime jeune-turc qui a mis fin à la tyrannie du "sultan rouge" Abdulhamid II.

Peut-on dire que c'est l'effondrement de l'Empire ottoman qui produit le génocide ?

La perte progressive des territoires européens, au XIXe siècle, et les prétentions russes dans le Caucase, font peu à peu basculer l'Empire, jusque-là fondé sur une coexistence relativement pacifique entre les communautés, dans l'ultra-nationalisme. Or la modernisation de l'Empire est venue profondément de cet ancrage européen. C'est là que s'est développé le mouvement Jeune-Turc. Le sentiment d'un Empire assiégé, menacé en Europe et dans le Caucase, nourrit une rhétorique sur l'ennemi intérieur. Au final, les Arméniens, qui passaient pour la minorité la plus fidèle, deviennent désignés comme des traîtres en puissance parce qu'ils constituent la minorité la plus nombreuse.

Les Grecs sont vus comme moins menaçants : ils ont leur pays. Les Arméniens, eux, n'ont pas de foyer national. On les accuse d'être les agents des puissances européennes qui se disputent le contrôle des ressources de l'Empire ottoman… Dans le même temps, avec les pertes de territoires, des milliers de musulmans chassés d'Europe s'implantent au cœur de l'Anatolie. Ils y transportent leur humiliation, leur haine du Chrétien, de l'Européen, et y transfèrent les pratiques de violence extrême produites par les guerres balkaniques. Ces populations seront très sensibles à la propagande ultra-nationaliste et anti-chrétienne de l'Empire ottoman finissant.

Peu à peu s'impose l'idée que l'Empire doit se ressourcer dans sa nature turque. Ce mouvement s'accompagne d'un racialisme qui fait des chrétiens, notamment les Arméniens, un danger mortel pour cette "turcité" proclamée.

Mais la réponse nationaliste n'est pas la seule : le déclin de l'Empire ottoman suscite aussi une réponse libérale de la part des Jeunes-Turcs, qui se diviseront ensuite entre libéraux et nationalistes (dits "unionistes"). C'est ce dernier courant qui triomphe à partir de 1909 puis à la veille de la Première Guerre mondiale.

Les massacres de 1894-1896 sont dénoncés très fortement à l'étranger. Mais qu'en est-il à l'intérieur de la Turquie ?

Le sultan Abdulhamid nie ces massacres, mais les réseaux diplomatiques européens, et le maillage des écoles missionnaires, notamment anglaises et américaines, recueillent et diffusent l'information. L'élite jeune-turque se renforce contre la tyrannie hamidienne. Les leaders arméniens contribuent fortement à cette opposition libérale.

Y a-t-il parallèlement une revendication indépendantiste arménienne ?

Pour les Arméniens, la révolution des Jeunes-Turcs, en 1908-1909, va représenter un grand espoir. La liberté allait être apportée à l'Empire ottoman ; ils vont en conséquence se battre pour elle. C'est d'ailleurs une des autres raisons qui feront d'eux une cible prioritaire de la dictature unioniste à travers le génocide. Qu'il y ait eu dans certains groupes ou partis des revendications d'indépendance nationale, c'est vrai. Mais l'essentiel du mouvement arménien se projette dans une modernisation et une démocratisation en profondeur de l'Empire.

Pourquoi les événements de 1915 seront-ils si différents ?

D'abord on a affaire à un nouveau pouvoir, la dictature des membres du Comité Union et Progrès, qui ont pris le pouvoir en 1913 après l'effondrement des guerres balkaniques. Cette faction liée à l'Allemagne, globalement favorable à la guerre, est traversée par des conceptions racialistes et pan-turquistes.

La défaite contre l'armée tsariste à Sarikamish, dans le Caucase, en janvier 1915, précipite la décision de déporter les Arméniens aux fins d'extermination. Officiellement, il faut les éloigner du front pour éviter qu'ils ne jouent le rôle de cinquième colonne. Mais l'argument ne tient pas : les Arméniens restent fidèles à l'Empire, ils combattent loyalement dans l'armée ottomane. La première des tâches du gouvernement unioniste sera d'éliminer ces officiers et soldats arméniens loyaux, affaiblissent d'autant une armée ottomane en pleine retraite.

La date habituellement retenue pour dater le commencement du génocide est le 24 avril 1915, jour d'une grande rafle de notables et d'intellectuels à Constantinople. Mais les persécutions ont débuté plus de vingt ans plus tôt, comme on l'a vu. Il faut envisager le génocide arménien comme un continuum de persécutions, de spoliations et de massacres.

En 1915, les procédures d'élimination sont différentes et l'intention génocidaire est clairement constituée : les Arméniens des centres urbains (sauf ceux de Constantinople, finalement préservés après la grande rafle du 24 avril parce qu'indirectement protégés par les ambassades et autres communautés étrangères), sont éloignés pour éviter que des grands massacres dans les villes n'entraînent des désordres, et ne se produisent sous les yeux des consuls et diplomates, autant de témoins oculaires.

Sans les déplacements de population, il aurait été difficile de construire une interprétation de l'histoire selon laquelle l'extermination n'a pas eu lieu. Sur les routes d'Anatolie, l'extermination est rationnalisée et "peu coûteuse" : elle se fait sans témoins ni dégâts socio-économiques. Coordonnés par l'Organisation spéciale (OS), sorte d'Etat dans l'Etat – police politique et administration de la terreur –, les massacres seront réalisés par certaines populations locales, surtout kurdes, par des bandits de droit commun au service de l'OS, et aussi par les détachements réguliers, avec plus ou moins de zèle. De nombreux orphelins seront récupérés par les gendarmes.

L'extermination se fait par l'assassinat massif, la faim et la soif, la noyade. Les témoignages insistent particulièrement sur les viols, mutilations et massacres de femmes, d'enfants et de nouveaux-nés commis par les génocidaires. Les survivants qui arrivent dans le désert de Syrie sont précipités vivants dans des grottes, quand d'autres trouvent finalement refuge en Cilicie, ou au Dersim, ou encore à Alep, là où l'écrivain juif autrichien Franz Werfel découvrira des orphelins misérables et décidera d'écrire Les Quarante jours de Musa Dagh (1933).

Que se passe-t-il alors, hors de l'Empire ?

Les Alliés, ennemis de l'Empire ottoman, ont tout intérêt à révéler les preuves de cette extermination. Mais elle est aussi dénoncée par des sources plus indépendantes, comme certains missionnaires allemands, et par le travail des Américains, notamment l'ambassadeur à Constantinople, Henry Morgenthau, qui fait un travail exceptionnel pour alerter son gouvernement et l'opinion publique. En France, certains parlementaires comme Marcel Cachin se mobilisent. Mais on est en situation de guerre totale en Europe, la barbarie est générale, et la tragédie arménienne reste au second plan.

Comment le génocide cesse-t-il ?

Contrairement aux grands massacresde 1894-1896, le génocide ne s'arrête pas. On estime qu'il y avait 1,5 million d'Arméniens dans l'Empire en 1896, puis 1,3 million en 1915, à la veille du génocide, qui a lui-même fait environ 900 000 morts. Le moment central est 1915-1916, mais jusqu'à la fin de la guerre, la machine est en action et des "génocides miniatures", selon l'expression de l'historien Vahakn Dadrian, se produisent – dans le Caucase notamment.

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