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« Mon grand-père à moi, il venait d’Istanbul », rencontre avec les Arméniens de Nice

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En 1922, Hagop Garmirian, Arménien de Constantinople, a quitté Istanbul pour Marseille en bateau. Marc, son petit-fils, journaliste reporter d’images, a parcouru cette route de l’exil à rebours et à vélo… Pascal Charrier, grand reporter à « La Croix », l’a accompagné. Aujourd’hui : de Nice à Gênes, en Italie. De Marseille à Istanbul, à vélo (3/9).

  • Pascal Charrier et Marc Garmirian (envoyés spéciaux),

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« Mon grand-père à moi, il venait d’Istanbul », rencontre avec les Arméniens de Nice

Promesses tenues. Les cadres délestés de bagages, Marc et moi-même rebroussons le chemin emprunté la veille le long de la Promenade des Anglais, pour remonter le vallon de la Madeleine jusqu’à ses pentes peuplées de descendants d’Arméniens. Marie Madjarian, elle aussi, a été fidèle à sa parole : elle a préparé du café (épisode 2). Mais elle ne se laisse toujours pas saisir par l’objectif de mon compagnon de route, photographe… Personne ne lui en voudra. « Vous devriez aller voir le vieux monsieur un peu plus haut, c’est aussi un ancien », nous avait-elle dit.

→ DE MARSEILLE À ISTANBUL, À VÉLO (2/9). « Ils s’étaient enfuis, je pense qu’ils en avaient honte », sur les pas des Arméniens de Nice

Le vieux monsieur se prénomme Noé. Il a 78 ans et partage une maison accrochée à la colline avec Marc, son fils de 49 ans. L’un habite l’étage, l’autre le rez-de-chaussée. Le train des Pignes passe en contrebas pour s’enfoncer dans un tunnel et, de la terrasse, on aperçoit la Méditerranée. « On est exactement à 3,6 kilomètres de la mer », annonce ce « Marc niçois ». Son logement a été bâti en 1928 par Simon, son grand-père, un de ces Arméniens arrivés à Marseille après le génocide.

« Mon grand-père à moi, il venait d’Istanbul », rencontre avec les Arméniens de Nice

Tout un groupe avait été recruté pour venir travailler à Nice. « C’était une famille entière, ils étaient tous cousins, raconte Noé. On leur a demandé s’ils étaient maçons. Ils ont tous répondu oui. En fait, mon père n’avait jamais maçonné… » Simon a appris. Il a participé à la construction de l’église apostolique et rencontré sa femme ici, une orpheline originaire de Smyrne (Turquie), pour fonder un foyer. C’est l’histoire d’une intégration paisible dans un vallon où l’on pêchait des écrevisses et parlait arménien à la maison.

« En fait, mon père n’avait jamais maçonné… »

Noé, Niçois de 78 ans et d’origine arménienne

Noé est devenu plombier et est parti s’installer en région parisienne, à Issy-les-Moulineaux. Il est revenu à Nice en 1984, dans ce quartier un peu excentré. « Il y a de la verdure, c’est magnifique », s’enthousiasme Marc, en servant du café. « Il n’est pas arménien », précise-t-il. Ses propres enfants portent des prénoms venus du pays de ses ancêtres : Azad, Nayiri et Vicken. « Avant ce n’était pas possible », rappelle Noé, qui s’est rendu souvent en Arménie : « C’est magnifique. »

→ DE MARSEILLE À ISTANBUL, À VÉLO (1/9). « Pari djanabahr, cela veut dire bon voyage », de Marseille à Istanbul sur les traces d’un exil

Une chaise est tirée pour Alexandre Saradjian, venu nous saluer après avoir appris que deux cyclistes roulaient vers Istanbul. Cet étudiant en droit de 23 ans n’habite pas le quartier, mais il a joué au basket pour l’Union sportive arménienne, le club fondé à la Madeleine en 1925. « C’est la plus vieille association arménienne de la ville, explique-t-il. Cela servait à la fois à s’intégrer et à conserver son arménité. »

« Mon grand-père à moi, il venait d’Istanbul », rencontre avec les Arméniens de Nice

Le futur juriste s’est beaucoup mobilisé pour soutenir l’Arménie au moment de la guerre du Haut-Karabakh. Ses racines plongent à la fois à Marseille, au Liban et en Turquie, dont une de ses grands-mères n’est partie que dans les années 1960. « Il y a eu plusieurs vagues d’émigration successives », rappelle-t-il. Le jeune homme est particulièrement fier de son arrière-grand-père, Bedros Saradjian, un rescapé du génocide qui a participé à la guerre arméno-turque de 1920 : « C’était un guerrier. »

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Un nouveau convive est invité à boire le café, suivi par son chien. Un père originaire du Liban, une mère de Grèce, Hagop Guevorkian, 57 ans, est né dans l’Arménie soviétique où ses parents avaient choisi de s’installer sous Staline, en 1946. Ils en sont revenus et ont refait leur vie en France. Cet Hagop-là les a suivis à Nice et il est chauffeur de VTC. « Dans le milieu, on m’appelle plutôt Jacques », dit-il.

« Finalement, moi, je ne suis qu’un quart arménien »

Marc Garmirian

C’est l’instant où un journaliste de La Croix aux racines simplement ardéchoises découvre qu’Hagop signifie Jacques… « Finalement, moi, je ne suis qu’un quart arménien », poursuit Marc. « Ce n’est pas grave, on t’accepte quand même », lui répond l’autre Marc, le fils de Noé. Il y a encore du café, mais il est temps de prendre congé. Un premier passage de frontière pointe à l’horizon, à 40 kilomètres, à Menton, de l’autre côté de la principauté de Monaco.

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Ce n’est pas tant le col d’Èze qui nous inquiète. En ce début du mois de mai, l’Italie n’a pas encore totalement ouvert sa frontière. La règle, rappelée par un e-mail de l’ambassade, est claire : les touristes doivent respecter une quarantaine et les déplacements professionnels sont limités à cinq jours. La presse niçoise a fait ses choux gras des cas de Mentonasques refoulés par d’inflexibles fonctionnaires.

Comment expliquer à un carabinier que, « oui, euh, nous sommes à vélo, mais nous travaillons » et que « désolé, euh, on aura du mal à traverser l’Italie en cinq jours » ? Pour appuyer le propos, une très officielle lettre de mission en trois langues – en français, en italien et en anglais –, signée de la main du directeur de La Croix, a été glissée dans la sacoche de guidon. Une grande respiration et nous nous élançons, l’air décidé, vers la barrière du poste frontière Saint-Ludovic.

« Ils ne nous laissent même pas entrer dans les trains »

Mohamed, migrant guinéen à Vintimille

À un signe de la tête, le militaire en faction répond d’un hochement du menton, interprété instantanément comme une invitation à ne pas serrer les freins. Nous ne nous faisons pas prier. L’entrée en Italie se fera en entonnant à tue-tête la chanson Istanbul, de Dario Moreno. L’arrivée à Vintimille rafraîchit cet allant. Des migrants, eux, se heurtent chaque jour à cette même frontière. « Ils ne nous laissent même pas entrer dans les trains », raconte Mohamed, en face d’une gare placée sous la haute surveillance des forces de l’ordre.

« Mon grand-père à moi, il venait d’Istanbul », rencontre avec les Arméniens de Nice

Ce Guinéen de 28 ans est assis par terre. Il a traversé le désert, la Libye, la Méditerranée et l’Italie, pour échouer sur ce trottoir avec Ibrahim, un Malien. Ensemble, ils ont essayé d’atteindre Menton à pied, de nuit. « Ils nous ont attrapés et ramenés, poursuit-il. Même s’il nous faut dix ans, on veut aller en France. Ce sont vos arrière-grands-parents qui nous ont colonisés. » Marc compatit, mais précise : « Mon grand-père à moi, il venait d’Istanbul »

→ REPORTAGE. À Vintimille, une solidarité avec les migrants par-dessus la frontière

Une fois sortis de Vintimille, le relief escarpé du littoral ligure ne laisse guère d’échappatoire. Coincés entre mer et montagne, nous roulons sur la via Aurelia. La voie romaine est devenue une nationale, la « strada statale 1 ». De temps à autre, une piste cyclable propose une alternative. Celle-ci est piégeuse. Le vélo se cabre sur un ralentisseur, une sacoche se décroche, un rayon casse. La roue est voilée.

Escale à San Remo, la « Cité des fleurs »

Il faudra la réparer à San Remo, sur la terrasse d’un hôtel tenu par des Ukrainiennes. Comme Nice, la ville surnommée la « Cité des fleurs » attire de longue date des touristes venus d’Europe de l’Est. Elle a aussi séduit Alfred Nobel. L’inventeur de la dynamite a racheté un petit palais, qui a hébergé lors de son exil Mehmed VI, le dernier sultan turc, celui qui a signé le traité de Sèvres entérinant la fin de l’Empire ottoman en 1920.

→ RELIRE. Comment l’Empire ottoman a éliminé les Arméniens

La maison est bordée par une piste cyclable, cette fois sans piège, un impeccable ruban de 24 kilomètres aménagé sur une ancienne voie ferrée. Mais elle finit par nous ramener sur la via Aurelia qui joue aux montagnes russes le long de la Grande Bleue. Sous les averses et par une lumière grise, la Riviera a le charme des stations balnéaires hors saison. Les volets sont clos, les plages sont vides et l’air exhale le parfum des orangers.

« Mon grand-père à moi, il venait d’Istanbul », rencontre avec les Arméniens de Nice

À force, Gênes approche, grossit et nous engloutit, dans un dédale de voies rapides et de ponts. D’énormes grues nous aimantent. Nous voulons approcher au plus près des chantiers navals de Sestri Ponente. Le paquebot qui a transporté Hagop a été soudé sur un site maintenant propriété de la société Fincantieri, le géant italien. À l’heure de la sortie du travail, les vigiles s’alarment de voir un cycliste trempé prendre des photos.

→ À LIRE. Gênes inaugure son nouveau pont, deux ans après l’effondrement meurtrier

« Mon grand-père à moi, il venait d’Istanbul », rencontre avec les Arméniens de Nice

Nous devons passer au bureau comme des garnements de collège. La fameuse lettre rédigée en italien évite aux impudents de finir chez le proviseur et la conversation s’engage avec Alex et Antonio, à l’abri d’arcades. Les deux ouvriers ont fini leur journée. Sur leurs téléphones, ils montrent les clichés du bateau de croisière sur lequel ils travaillent, le Virgin, un mastodonte de 400 mètres. Marc en fait de même avec le Costantinopoli, le bateau qui transporta son grand-père jusqu’à Marseille, depuis Constantinople, il y a cent ans de cela. La pluie s’arrête, enfin. Une nuit au sec ne sera pas de trop.

« Mon grand-père à moi, il venait d’Istanbul », rencontre avec les Arméniens de Nice

À lire vendredi 16 juillet : de Gênes au Pô

DOSSIER → Retrouvez tous les épisodes et vidéos de la série "De Marseille à Istanbul à vélo, sur les traces de mon grand-père arménien"

Marseille - Istanbul à vélo, la première étape du voyage en vidéo :

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