Ils sont donc là, exactement là, au mètre près, la technologie ayant confirmé l’intuition humaine. A mi-flanc de la colline de Craonne, 20 mètres sous cette lourde terre de l’Aisne, recouverts d’un épais linceul de calcaire et de sable, attendent quelque 250 corps de soldats allemands, emmurés dans un tunnel il y a un siècle. La position et l’existence même de ce souterrain ont longtemps été un mystère. Une énigme enfin résolue dans des conditions assez peu orthodoxes, qui sont une histoire dans l’histoire.
En contrebas de cette butte, il ne reste rien de l’ancien village de Craonne, arasé pierre à pierre en mai 1917, les maisons enfoncées dans la terre par les volées d’obus comme des clous sous les coups du marteau. Dans ce qui est devenu une épaisse forêt, parée de ses couleurs automnales, il faut un effort d’imagination et des photos d’époque pour reconstituer les pentes pelées, plantées de sinistres bâtons calcinés qui avaient été des troncs d’arbre. Pour deviner, aux ondoiements du sol dans les épais taillis, le décor lunaire, semé de cratères de bombes. Pour renifler au lieu des senteurs de végétation, celles de la poudre, de l’acier en fusion et des corps en décomposition. Au silence, seulement perturbé par le crissement des feuilles mortes, il faut arracher le fracas des explosions et les appels à l’aide des blessés.
Ici, sur ce que les habitants appelaient avant la Grande Guerre le « plateau de Californie » et que les soldats allemands rebaptisèrent le « Winterberg » en y creusant leurs défenses, les vagues d’assaut françaises se sont fait hacher par les mitrailleuses ennemies au printemps 1917. Ce carnage fera naître un profond désespoir, qu’un poilu anonyme mettra en rimes dans la célèbre Chanson de Craonne.
« C’est à Craonne sur le plateau/
Qu’on doit laisser sa peau/
Car nous sommes tous des condamnés/
C’est nous les sacrifiés »
D’un tunnel à l’autre
Le calvaire de ces sacrifiés, de tous ces condamnés, Alain Malinowski, 63 ans, en a fait une dévorante passion. Conducteur de métro à Paris, il passait ses heures creuses dans les archives militaires du château de Vincennes depuis le début des années 1980. Là, il se plongeait avec rage dans les cartons gorgés de douleur et d’héroïsme, lisant et relisant, photocopiant à la chaîne, ces documents emplis de peine et de poussière.
Dans les quatre années de la Grande Guerre, Alain Malinowski s’intéressait plus particulièrement à l’offensive du Chemin des Dames, lancée le 16 avril 1917. Sans doute parce que cette boucherie, ordonnée par le général Nivelle et poursuivie jusqu’en juin avec une obstination criminelle, cette tuerie qui a emporté autant de Français que d’Allemands, dans une comptabilité que les historiens peinent encore à mesurer (officiellement, 200 000 hommes de chaque côté), porte en elle la quintessence et l’abîme de cette guerre, tissée de grandeur et d’absurdité.
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